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L'image  Volume 1   Issue: 4  March 1897  Page: 104
 
Un Amateur d'Âmes By Maurice Barrès
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Dunki, Louis [1856-1915. Switzerland. Painter/Illustrator]
Smachtens, Charles Antoine [1864-?. France. Engraver]
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Illustration by Louis Dunki; engraved by Charles Smachtens
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Un Amateur d'Ames
 
Le paysage de Tolède et la rive du Tage sont parmi les choses les plus ardentes et les plus tristes du monde.

Celui qui vit là n'a que faire de considérer le grave jeune homme, le Pensieroso de la chapelle Médicis; il peut aussi se dispenser de la biographie des Pensées de Biaise Pascal. Du sentiment môme qui est réalisé dans ces grandes oeuvres solitaires, il sera rempli, s'il s'abandonne à l'âpreté tragique de ces magnificences délabrées sur ces hautes roches.

Un tel fond de paysage nous ramène de force à une vue générale de la nature et à cette philosophie d'ensemble qu'il est nécessaire de conserver, quand on se livre à la volupté de saisir des finesses de sentiment.

Tolède sur sa côte, et tenant à ses pieds le demi-cercle jaunâtre du Tage, a la couleur, la rudesse, la fière misère de la sierra où elle campe et dont les fortes articulations donnent, dès l'abord, une impression d'énergie et de passion. C'est moins une ville, chose bruissante et pliée sur les commodités de la vie, qu'un lieu significatif pour l'âme. Sous une lumière crue qui donne à chaque arête de ses ruines une vigueur, une netteté par quoi se sentent affermis les caractères les plus mous, elle est en même temps mystérieuse, avec sa cathédrale tendue vers le ciel, ses alcazars et ses palais qui ne prennent vue que sur leurs invisibles patios.

Ainsi secrète et inflexible, dans cet âpre pays surchauffé, Tolède apparaît comme une image de l'exaltation dans la solitude, un cri dans le désert.

C'est sur les rudes pentes qui cerclent l'horizon de Tolède et encaissent à pic le Tage, que Delrio avait relevé les ruines d'une maison de plaisance mauresque, l'une de ces cigarrales célèbres où Tirso de Molina

L'image  Volume 1   Issue: 4  March 1897  Page: -
 
Un Amateur d'Âmes By Maurice Barrès
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Doudelet, Charles [1861-1938. France/Belgium. Painter/Illustrator/Printmaker]
Ruffé, Léon Henri [1864-1935. France. Painter/Engraver]
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Charles (or Karel) Doudelet LA MORT DE TINTAGILES Gravure de Ruffé [Léon Henri Ruffé]
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CHARLES DOULA MORT DE TINTAGILES. Gravure du Ruffe

L'image  Volume 1   Issue: 4  March 1897  Page: 105
 
Un Amateur d'Âmes By Maurice Barrès
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place des réunions de causeurs analogues aux sociétés que Boccace a vues dans les villas de la campagne florentine.

Des bâtiments d'un ton orange, un patio avec de beaux puits aux margelles dégradées de marbre, quelques lauriers difficilement entretenus dans ces ravins brûlants, une atmosphère de parfums exprimés par le soleil des lavandes et des benjoins de la montagne, une vue sublime enfin et qui impose des associations d'idées sur la solitude, la mort et la beauté, voilà quel était son domaine sous ce ciel où jamais ne passe une vapeur. .

De sa fortune, qui était considérable, Delrio tirait parti, mais elle ne contentait pas son âme.

Il avait, et poussé jusqu'à un goût passionné, le sentiment de l'énergie humaine. C'est ainsi qu'il se répétait fréquemment, avec quelque mépris de soi-même, le mot sublime de Napoléon à Sainte-Hélène: "J'ai eu l'art de tirer des hommes tout ce qu'ils peuvent donner." Dans cette déclaration, il reconnaissait celui qui fut un individu et sut créer des individus.

Il croyait entrevoir qu'il est quelque méthode sûre pour donner des passions à des cerveaux. C'est peut-être une fausse conception. Pour agir, l'essentiel ne serait-il pas la collaboration des circonstances? Mais il tenait à son idée simpliste parce que ce lui était une sensation puissante d'envisager le développement historique comme déterminé par des volontés.

Or, pour sa part et avec cette passion de la domination morale, il n'avait su s'employer qu'à restituer de l'âme aux vieilles pierres.

Le secret de son impuissance était qu'il ne sentait les choses que du point de vue de l'éternité; il ne les considérait qu'en leur développement, et il lui était impossible d'exagérer les choses présentes comme il le faut pour agir sur les présents.

Des torrents de poésie s'amassaient en lui, d'autant qu'il ne les utilisait pour la roue d'aucun moulin. Parmi ces ruines et tant de folles énergies qu'elles évoquent, assez rassuré sur ses intérêts pour en avoir de l'insouciance, il s'abîmait en des rêveries ardentes auxquelles il n'avait point su donner d'autre objet que soi-même.

Par son caractère d'éternité, son aspect hors des siècles, Tolède, sur qui ne semblent plus marquer ni les années, tant elle est vieille, ni les événements, tant elle est légendaire, devait profondément contenter cette imagination contractée. Cette exaltante Tolède, voilà la complémentaire

L'image  Volume 1   Issue: 4  March 1897  Page: 106
 
Un Amateur d'Âmes By Maurice Barrès
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Dunki, Louis [1856-1915. Switzerland. Painter/Illustrator]
Vibert, Pierre-Eugène [1875-1937. Switzerland. Wood Engraver/Illustrator]
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Illustration by Louis Dunki (1856-1915)]; engraved by Pierre-Eugène Vibert (1875-1937)
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désignée pour cet être, enfiévré au point que dans les arts il n'eût trouvé de contentement qu'auprès des violents raccourcis de Pascal et de
Michel-Ange, qui eurent, eux aussi, l'âme solitaire et tendue.

Il avait offert à un ermitage, son voisin sur ces roches décharnées et dont le vent du Tage chaque soir lui apportait les sonneries, des cloches du môme timbre que possédaient celles qui avaient sonné durant son enfance; non point qu'il gardât dans cette partie élue un souvenir pieux de son village de France, mais c'était curiosité et complaisance à l'égard du petit garçon qu'il avait été. "Celui-là, pensait-il, n'avait encore rien ajouté à sa nature sincère; à fleur de peau, il laissait voir cette part essentielle que je ne puis plus retrouver en moi et sur laquelle il faut agir pour émouvoir profondément un être."

Parfois des hautes terrasses de son domaine, il considérait un nageur perdu tout en bas dans les flots jaunâtres et rapides du Tage, pauvre bonhomme s'efforçant et pareil tout entier à une pince de homard qui s'ouvre et se ferme.

"Brave petit être, se disait-il, comme il est touchant quand il fait son travail âprement et tout seul comme une bête! Il n'est prince ou génie qui ne doive se démener des quatre pattes, s'il tombe à l'eau. Voilà le geste instinctif! Il veut se conserver! A quel sentiment faire appel, dans la vie de civilisation, qui soit aussi constant chez les individus que le sens

L'image  Volume 1   Issue: 4  March 1897  Page: 107
 
Un Amateur d'Âmes By Maurice Barrès
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Bellenger, Clément Édouard [France. Wood Engraver]
Dunki, Louis [1856-1915. Switzerland. Painter/Illustrator]
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Illustration by Louis Dunki (1856-1915); engraved by Clément Bellenger [Clément Édouard Bellenger]
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de la conservation? Sur quelle base prendre un appui dans les âmes désintéressées pour les dominer?"

C'est au milieu de ces préoccupations de machinisme moral qu'il en vint à songer à une fille que son père avait eue d'un amour adultère.

Sa soeur! et dans sa dix-neuvième année! Ce souvenir épandit en lui un sentiment de fraîcheur et de volupté. Il désira se l'attacher parce qu'il la devinait formée selon son coeur.

Toute petite, elle avait dû partir pour l'Egypte avec sa mère chassée pour ses déportements. Orpheline maintenant, elle vivait chez des parents à Dresde. Elle accepta de quitter la terrasse de Bruhl pour la sierra tolédane.

De tout son voyage, comme elle le dit par la suite, elle retint seulement que des pleurs sans cause lui montaient aux yeux quand le train traversait des villes violemment éclairées sous l'immense silence de la nuit.

C'était une petite fille très cérémonieuse, très froide, avec de grandes révérences de couvent et de cour, dans des robes d'une simplicité exquise. Pour qui la comprenait mal, c'était la perfection glacée d'une très jeune femme dans quelque cérémonie d'apparat, mais là-dessous palpitait un coeur susceptible des plus beaux désordres.

Enfant, elle avait pleuré quand on faisait des plaisanteries contre le pape. Sa religion s'était beaucoup développée à être contredite par les protestants. Toute cette petite morale d'enfant de Marie n'est médiocre que si nous la croyons intéressée, hypocrite, mais il y a des coeurs où de tels sentiments ont été posés de naissance et si profondément qu'ils deviennent une parfaite sincérité et de la vraie poésie. Sans doute sa mère, inquiète de ses égarements, avait tenté d'adoucir Dieu par les minuties de sa dévotion, et de l'enfant de son péché avait fait un ex-voto.

Ce temps-là fut le plus heureux de la vie de Delrio, Comme on le savait hospitalier et oisif, et par cette franc-maçonnerie

L'image  Volume 1   Issue: 4  March 1897  Page: 108
 
Un Amateur d'Âmes By Maurice Barrès
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Dunki, Louis [1856-1915. Switzerland. Painter/Illustrator]
Jeaugeon, Charles-Auguste [France. Engraver]
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Illustration by Louis Dunki; engraved by Jaugeon [Charles-Auguste Jeaugeon]
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qui relie les cosmopolites, nul voyageur de quelque intérêt ne passait en Espagne qui n'eût une lettre pour la villa de Tolède, et bien peu s'y présentaient qui ne fussent retenus quelques jours. Quand sa soeur fut installée auprès de lui, il put plus aisément recevoir des femmes, société dont il avait le goût. En outre Simone, qui avait le scrupule de toutes les choses délicatement ordonnées, entreprit de réformer le train de cette vie. Des hommes sont toujours sensibles à la règle que veut bien leur donner une jeune femme jolie. D'une maison ouverte jusqu'à paraître une hôtellerie, elle fit une petite cour. Elle sut mettre autour de Delrio une atmosphère, une valeur d'art, une façon de politesse qui laissait mieux toute leur beauté à ses magnifiques contemplations. En détruisant la spontanéité, les violences de la personnalité dans le détail de la vie, on donne d'autant plus d'intensité aux sentiments rares. Une certaine étiquette dans l'ordinaire satisfera toujours, et de la même façon qu'un profond silence, ceux qui cultivent un rêve personnel un peu intense. C'est autant de heurts évités.

Dans l'origine, Delrio, parce qu'il aimait la volupté, avait songé à s'installer une vie en Lombardie, qui est presque la douceur viennoise, sur les lacs Majeur ou de Côme, mais les jardins aux syllabes chantantes, Melzi, Sommaria, Guilia et le vieux port de Pallanza eussent moins contenté son âme que ces pentes, pauvres et fortes de style comme les sentiments qui faisaient son ressort. Depuis les cigarrales de Molina détruits, les côtes de Tolède où seuls de maigres ânes pâturent les branches dures et sèches du zetama macho, genêt fortement parfumé, s'étaient refusées à porter des roses. Elle convainquit deux ou trois plants de réapparaître. En poliçant tout autour d'elle, Simone dispensa son frère de rien regretter: sous cette lumière crue, sur ces montagnes d'une énergie si passionnée, elle lui fut le plus jeune, le plus souriant des jardins.

MAURICE BARRÈS

(A suivre)