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L'image  Volume 1   Issue: 5  April 1897  Page: 145
 
Félix Faure et le Zingueur - Fable By Pierre Veber
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Leyat, Paul J. [1870-1955. Switzerland/France. Wood Engraver]
Veber, Jean [1864-1928. France. Painter/Cartoonist]
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Illustration by Jean Veber (1868-1928); engraved by Paul J. Leyat
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Félix Faure et le Zingueur

Fable

Les marges de l'Histoire contemporaine sont remplies d'anecdotes encore inédites et qui commentent fort gaiement le texte de nos Annales, un peu monotone, certes, et d'une gravité par trop officielle.

Il y a environ un mois, l'Homme qui tient la barre de l'emblématique Char de l'état et le pilote sur les ondes du traditionnel volcan, M. Félix Faure interrogea ses familiers et leur demanda: "Quel était ce souverain, vous savez, qui, la nuit et sous un déguisement, se mêlait au peuple et questionnait les pauvres gens, prenant leur avis sur la façon dont il les gouvernait?

- M. le Président veut parler de Sancho Pança, émit le chef de la maison militaire.

- Non, im autre, un Oriental, reprit M. Faure. Vous ne connaissez que ça, voyons!

- Haroun-al-Raschid?

- C'est ça, Haroun-al-Raschid! "Puis, M. Faure, ôtant le monocle (qui donne à sa physionomie la nécessaire et, dirai-je, historique particularité), M. Faure parut fixer dans le vague un point! de rêveries et s'absorber emmi des pensées souveraines.

Plusieurs fois, durant la semaine, il revint sur ce sujet, et l'obsession de l'idée fixe barrait d'un pli le front têtu du Président. Son valet de chambre chargé de missions secrètes revint avec des paquets qui furent aussitôt placés sous triple verrou.

Un soir, après dîner, M. Félix Faure prétexta un mal de tête – que ses loyales digestions rendaient pourtant invraisemblable! – et rentra chez lui. Peu à peu, l'Élysée s'endormit; un piano attardé au loin épandit ses ultimes gammes; enfin l'oeil de clarté de la chambre présidentielle se ferma le dernier.

Bientôt un quidam assez grand, au menton orné de deux larges favoris roussâtres, au chef coiffé d'un chapeau élimé, issit d'une porte dérobée; à ses habits propres, un peu râpés, on eût deviné quelque déclassé refluer de comète, et, de son métier pauvre honteux, si d'impeccables bottins de blanc guêtrées n'eussent décelé le maladroit mensonge de ces vêtements et de ces favoris postiches.

L'image  Volume 1   Issue: 5  April 1897  Page: 146
 
Félix Faure et le Zingueur - Fable By Pierre Veber
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Beltrand, Jacques [1874-1977. France. Painter/Engraver]
Veber, Jean [1864-1928. France. Painter/Cartoonist]
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Illustration by Jean Veber; engraved by Jacques Beltrand
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Le faux vagabond n'était autre que le Président, en qui revivait – mais combien sublimée! – la sagesse de Sancho Pança et d'Haroun-al-Raschid. M. Félix Faure allait, incognito, interviewer le peuple en personne sur ses desiderata sociaux; il allait l'interroger aussi sur lui-même: "Ai-je administré la France comme je le devais? Suis-je dans la bonne voie? M'aime-t-on? et quelque faible que soit l'initiative à moi laissée par la Constitution, en ai-je usé pour le bien de tous? Autant de problèmes qu'une telle enquête résoudra. "Cependant une légère émotion lui précipita le pouls. "Et si j'entends des critiques trop dures? Si je n'ai su me
faire aimer? Si l'on m'insulte? Car enfin tous me connaissent, et moi je ne connais personne."

La subtile simplicité de son entreprise l'affermit: "Bah! J'écouterai la leçon et tâcherai d'en profiter."

L'écho de sa marche sonnait par les rues désertes; le Maître du pays semblait passer en revue le sommeil des citoyens aisés; à pas pressés il gagna les quartiers populeux; les agents, qui d'ordinaire l'escortent en ses promenades n'avaient point été avertis; le Président était bien seul! Il ressassa d'antiques souvenirs d'escapades, de juvéniles courses au plaisir; mais que loin tout cela!

Parvenu au Château-d'Eau, il jugea l'endroit propice et résolut de commencer sa consultation: la nuit se nuançait d'une indulgence universelle; des parfums de marronniers en fleurs, d'une volupté discrète, y mettaient un rappel de poésie, en vérité accessible aux faubourgs; des ouvriers, assis sur les bancs de la place, devisaient au frais. M. Faure s'approcha et lança quelques invites à l'entretien; il répondit à des questions qui ne s'adressaient pas à lui, et donna des renseignements qu'on ne lui demandait point. Quelle désillusion! Dès les premiers mots qu'il prononça, les conversations cessèrent; on parcourut de regards étonnés, puis soupçonneux cet homme mal mis et bien botté, qui cherchait à "faire causer" les prolétaires. On se tut et on s'écarta sans même relever les courtes phrases d'appel à la causerie. Des mots malsonnants lurent murmurés.

L'image  Volume 1   Issue: 5  April 1897  Page: 147
 
Félix Faure et le Zingueur - Fable By Pierre Veber
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Outhwaïte, G. [France. Engraver]
Veber, Jean [1864-1928. France. Painter/Cartoonist]
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Illustration by Jean Veber; engraved by G. Outhwaïte
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Sans se décourager, avec cette patience qui crée des martyrs, M. Faure s'assit sur un banc, auprès d'un vieux maçon; "Eh bien, mon brave, quoi de nouveau dans la politique? "L'autre, enlevant sa pipe de sa bouche afin que les paroles fussent plus nettes, cria distinctement: "Espèce de sale mouchard, tu veux me tirer les vers du nez; depuis un quart d'heure je surveille ton manège. File, ou je te vas soigner, attends un peu!"

L'homme aux favoris s'éloigna au milieu des huées; quoique légèrement vexé, il souriait. "S'ils savaient!" pensait-il. En pareil cas, l'efficace consolation est de s'affirmer une supériorité connue de soi seul.

Impossible de communier avec le peuple dans des carrefours; d'où nécessité d'aller le chercher dans les débits de vins, là, il serait probablement moins farouche. Après recherches, M. Faure entra dans un établissement où des ouvriers en blouse se tenaient debout devant le comptoir et discutaient; d'autres, assis à des tables, jouaient aux cartes. M. Faure s'installa, on lui servit un plein "solitaire" d'un cognac avec lequel on eût fait mordre de la gravure sur cuivre. M. Faure cherchait une entrée en propos avec les joueurs de rams voisins, quand soudain un ouvrier zingueur pénétra dans la salle, hésita entre plusieurs places et finit par s'asseoir auprès de l'homme aux favoris: "Vous permettez?" dit-il poliment et non sans un certain accent bisontin. "C'était, on le devinait sans peine, un brave homme de travailleur, à la figure franche, ouverte à deux battants; pas de ces malpropres zingueurs!... Aussi, M. Faure, enchanté, répondit:

– Comment donc!

– Fait beau, hein? continua l'ouvrier, on se sent heureux de vivre!

– Dame, ça dépend des avis. Vous êtes content, vous?

– Oui, ça marche pas mal.

– Pourtant, avec un gouvernement comme le nôtre! annonça, non sans astuce, M. Faure.

– Oh! le gouvernement, y a trop rien à dire. On a été plus mal gouvernés. Après tout, celui qui est là au pouvoir, c'est pas un exploiteur; c'est un ancien ouvrier comme nous.

L'image  Volume 1   Issue: 5  April 1897  Page: 148
 
Félix Faure et le Zingueur - Fable By Pierre Veber
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– Certes, dit M. Faure en souriant.

– Il a marré de son état de tanneur avant que d'être élevé aux plus hautes dignités!

– A coup sûr, opina M. Faure charmé.

– Et c'est un exemple pour tous les ouvriers; ils apprennent qu'avec de la conduite on arrive à tout. Si le Président avait bu sa paie, comme tant d'autres, il serait pas parvenu où il est à cette heure.

– Parbleu!

– Et tenez, continua l'ouvrier en s'appuyant avec familiarité sur le bras de son auguste interlocuteur, on l'aime, dans le peuple, ce Félix Faure; il a de la poigne, de la crânerie, il est pas fier, il s'intéresse à tout.

– Oui... Oui...

– Aussi les mauvaises tètes le respectent; pas de crainte qu'on fasse un vilain coup tant qu'il sera là. C'est pas un faignant et un jouisseur comme Casimir.

– Assurément! dit M. Faure avec vivacité.

– Un homme de famille! Notre homme! il finira par mater les bavards de la Chambre et par concilier tous les partis.

– Prenez donc quelque chose avec moi! implora M. Faure. L'ouvrier accepta; il dit bien des choses à l'Homme aux favoris; il lui confia que tout allait mieux "depuis qu'on se sentait gouvernés", qu'il n'y avait plus de chômage, plus de pauvreté plus de question sociale, et, ce durant qu'il parlait, le casse-poitrine du Président se muait en petit-lait; un instant M. Faure eut envie de se nommer, de déclarer son titre au zingueur ébloui; quel coup de théâtre, renouvelé du Christ et de Napoléon! M. Faure résista à cette fantaisie, paya les consommations, serra la main de son interlocuteur et se retira. Il rentra au Palais présidentiel, jugeant l'expérience concluante. Et il rêva que, le paupérisme ayant disparu, on serait obligé de créer des Pauvres Officiels, afin de maintenir les traditions de charité.

Dès qu'il fut sorti, l'ouvrier zingueur demanda de quoi écrire; et soudain, miracle! l'accent bizontin disparut!

D'une main exercée, l'ouvrier écrivit:

Monsieur le Prefet de Police,

Suivant vos ordres, j'ai filé M. le Président de la République jusque dans les parages du Château-d'Eau; camouflé en zingueur, je l'ai abordé et je me suis entretenu avec lai. Je crois avoir usé de toute la réserve et de toute la discrétion que M. le Préfet m'avait conseillées. M. le Président n'a point soupçonné la supercherie. Aussi sera-t-il fort étonné de trouver dans les journaux du matin le récit de son excursion et la sténographie de son entretien avec un prolétaire.

J'estime que ce récit est de nature à augmenter encore la popularité de M. le Président et à lai attacher plus étroitement les coeurs des bons Français. J'espère avoir rempli à l'entière satisfaction de M. le Préfet la mission qu'il a bien voulu me confier; et j'ai l'honneur, etc., etc., etc.

Signé: CHORON, Inspecteur de Ire classe, Service politique.

P.C.C.
PIERRE VEBER