Ah! il fait vraiment très triste et d'un tel recul nostalgique!
C'est bien là qu'il faut aller quand on a le coeur veuf de tout... Le crépuscule tombe; il fonce les paroles; il rétrécit les gestes. Le silence devient quelque chose qui accapare et isole. Les bruits se taisent, humiliés. Les
cloches s'étouffent comme dans de l'ouate. Les tours reculent sur l'écran pâle du soir. On est soi-même comme au centre de ce silence, comme une pierre tombée au milieu d'une eau morte. Les cercles s'agrandissent, s'effacent... On se sent seul...
C'est bien là qu'il faut aller quand on a le coeur veuf de tout.
II
Dans le soir, les mantes s'en sont allées...
Ah! ces mantes. Capes silencieuses où les femmes du peuple passent, ensevelies! Nul geste n'y remue... Elles y cachent des fardeaux immobiles et mystérieux. De quoi sont-elles toujours chargées? Qu'est-ce qu'elles emportent ainsi au fond du crépuscule? Il semble qu'elles tiennent des cercueils de tout petits enfants. On dirait quelles ont volé la Chàsse de Sainte Ursule, ou qu'elles déménagent une cloche, sur laquelle chaque mante, maintenant, s'arrondit et se conforme. Peut-être portent-elles le cadran du Beffroi, après l'avoir décroché par miracle, afin qu'on ne sache plus l'heure, que 1heure soit folle et que l'éternité commence, enfin!
Elles ont toujours l'air de sauver quelque chose ou d'apporter un désastre.
III
Les mantes chantent Ténèbres: les mantes sont des orgues aux tuyaux de plis.
IV
Miracle de la neige, tout à coup, sur la ville grise! Les toits étaient rouges, un rouge de sang caillé, le sang de tous les vieux couchants... Les tours avaient des noirceurs d'eaux-fortes. Et voilà la neige qui est tombée comme un rajeunissement, comme une enfance, comme une layette dans le jardin d'un hospice. Ah! tout ce blanc! Joie et innocence! Illusion d'avril! Et ces ganses blanches qui, tout au long, bordent les quais! Mais l'illusion est brève. De suite, les mantes réapparaissent, cloches séculaires, glas mortuaires... Telle rue était blanche comme un parloir; telle rue avait l'air d'un dortoir,
comme il y en a au béguinage... Les mantes s'en emparent; elles circulent seules dans le parloir; elles assombrissent le dortoir. On dirait des cloches descendues d'une tour et qui entrent dans des alcôves, cloches malades et qui vont agoniser parmi la blancheur des rideaux et des draps... Tout le deuil recommence. La neige n'a plus la force d'être gaie. Elle-même paraît triste, prend un air funéraire, comme si ce blanc unanime était fait moins de flocons que du duvet de tous les cygnes des canaux qui, en mourant, se seraient là effeuillés!
V
Le Beffroi, durant la journée, porte avec orgueil son cadran clair. C'est sa médaille de roi du tir. C'est son scapulaire brodé. C'est sa croix pectorale d'évêque qui domine un antique diocèse. Vers le crépuscule, il s'exalte à l'héroïsme. Le passé renaît en lui Quand l'ombre vient, il se défend, lutte contre l'assaut des ténèbres; et son cadran est un bouclier d'or grâce auquel il se prolonge. Mais l'ombre à la fin triomphe. La nuit règne; et le Beffroi sent sur son obscurité de pierre, aussi frissonnante qu'un ciel, paiement luire le cadran comme un grand globe mort, comme une autre lune.